Agriculture durable en Afrique : « Un environnement de travail sûr et salubre est essentiel » Laetitia Dumas (OIT)
- 20 décembre 2024 / Actualité / 15 / Hejer
Agriculture durable en Afrique : « Un environnement de travail sûr et salubre est essentiel » Laetitia Dumas (OIT)
Au Kenya, un ambitieux projet lancé par Eni S.p.A. vise à transformer des défis agricoles en opportunités pour 200 000 exploitants, tout en conciliant sécurité au travail et transition énergétique. Dans cette perspective, Eni a conclu un accord de collaboration avec l’OIT pour mettre en œuvre des mesures visant à mieux protéger les travailleurs. Laetitia Dumas, Cheffe d'équipe Programme et opérations du service en charge de la santé et de la sécurité au travail au sein de l’organisation, explique à Agence Ecofin l’importance de la protection des travailleurs pour le développement d’une agriculture durable et la transition énergétique en Afrique.
Agence Ecofin : Que fait concrètement l’OIT pour accompagner les projets de développement durable, notamment en matière d’amélioration des conditions de travail et d’implication des communautés locales ?
Laetitia Dumas : L’OIT est une organisation tripartite qui réunit les gouvernements, les travailleurs et les employeurs pour établir des normes internationales, élaborer des politiques et concevoir des programmes visant à promouvoir le travail décent. Depuis 2022, un milieu de travail sûr et salubre est reconnu comme principe et droit fondamental au travail. De la même manière, les normes de l’OIT concrétisent le droit à la protection sociale, considérée comme un droit humain fondamental, et qui constitue l’un des 4 piliers de l’agenda du travail décent de l’OIT.
À travers son programme phare Sécurité et Santé au Travail (SST), l’OIT mobilise les gouvernements, les organisations d'employeurs, de travailleurs et d'autres acteurs clés pour déployer des interventions stratégiques autour de 4 composantes majeures visant à améliorer la sécurité et la santé des travailleurs, notamment dans les chaînes d’approvisionnement. Il s’agit d’élargir les connaissances pour concevoir, suivre et évaluer des politiques et législations efficaces, en renforçant les systèmes nationaux de SST grâce à des données fiables et une allocation optimale des ressources publiques.
Un milieu de travail sûr et salubre est reconnu comme principe et droit fondamental au travail. Les normes de l’OIT concrétisent le droit à la protection sociale, considérée comme un droit humain fondamental.
L’OIT travaille aussi à renforcer les capacités institutionnelles pour soutenir les employeurs et les travailleurs en matière de sécurité et de santé, tout en soutenant l’élaboration de cadres juridiques et politiques solides, essentiels pour garantir des conditions de travail sûres et saines. Enfin, l’organisation encourage la demande pour des lieux de travail sûrs et salubres en rendant accessibles des informations pratiques pour sensibiliser toutes les parties prenantes. Par ailleurs, à travers son programme phare sur la protection sociale, l’OIT soutient les pays dans la création et la mise en place de systèmes nationaux de protection sociale, visant à garantir une protection universelle pour tous.
AE : Justement, au Kenya la SST et la protection sociale des travailleurs font partie de vos domaines d’intervention, notamment à travers un projet dans la filière du ricin, dans le cadre d’un accord de collaboration avec Eni. Pouvez-vous nous présenter la genèse de ce projet et expliquer quel rôle joue l’OIT ?
LD : La lutte contre les changements climatiques et la croissance économique durable par le biais du travail décent sont des priorités pour le gouvernement du Kenya. Pour appuyer ces efforts, Eni collabore avec lui depuis 2021 pour promouvoir la décarbonisation en développant une chaîne de valeur durable pour les biocarburants, basée sur des modèles d’économie circulaire. Pour la production de biocarburants, Eni travaille notamment avec des producteurs agricoles de graines de ricin pour l’extraction d’huile.
Au Kenya, les travailleurs agricoles sont exposés à divers dangers et risques professionnels, notamment des risques biologiques, chimiques et ergonomiques. Les personnes travaillant à la production de matières premières sont principalement de petits producteurs et des travailleurs agricoles saisonniers et temporaires occupant des emplois informels. Les petits exploitants et les travailleurs informels n'ont pas accès à la protection sociale ou n’en bénéficient pas, en particulier la protection sociale en matière de santé et l’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles. Cela accroît leur vulnérabilité aux risques professionnels et limite leur capacité à faire face aux conséquences d’une exposition à ces risques.
La SST et l'accès à la protection sociale sont des priorités communes à Eni et à l'OIT. Un environnement de travail sûr et salubre est l'un des principes et droits fondamentaux au travail pour l'OIT et un fondement du développement durable. Au Kenya, l’OIT dispose d’un solide portefeuille d’activités sur les droits du travail et la protection sociale, pour renforcer les politiques et les capacités institutionnelles. L’accord entre Eni et l’OIT répond donc à cette nécessité d'améliorer la sécurité et la santé au travail, ainsi que l'accès à la protection sociale des travailleurs agricoles pour garantir un travail décent dans le cadre d’une transition durable.
Le projet vise 3 principaux objectifs, le 1er étant l’élaboration par les acteurs clés de stratégies d’intervention pour améliorer la SST et l'accès à la protection sociale en matière de santé pour les travailleurs agricoles qui intègrent la chaîne de valeur du ricin. Nous cherchons aussi à renforcer les capacités des acteurs de la filière pour améliorer les pratiques en matière de SST et de promotion de la santé des travailleurs. En dernier lieu, nous voulons mobiliser les acteurs de la chaîne de valeur pour étendre la couverture de la protection sociale aux travailleurs et à leurs familles.
AE : À quelle problématique majeure ce projet tente-t-il de répondre, tant pour l’agriculture locale que pour la transition énergétique du pays ?
LD : L’agriculture est l’un des secteurs les plus dangereux. Les risques sur le lieu de travail résultent notamment de l'utilisation inadéquate de machines ou d’outils dangereux, des dangers ergonomiques et biologiques, et de l'exposition à la poussière, au bruit, aux vibrations et aux températures élevées. Les empoisonnements aux pesticides sont fréquents, souvent dus à une méconnaissance des risques et/ou à l'absence de mesures de prévention appropriées.
Plus de 300 000 travailleurs agricoles meurent chaque année dans le monde, du seul fait d'une intoxication aiguë non intentionnelle aux pesticides. Les risques résultent aussi de l'utilisation inadéquate de machines ou d’outils dangereux, des dangers ergonomiques et biologiques, et de l'exposition à la poussière, au bruit et aux températures élevées.
On estime que plus de 300 000 travailleurs agricoles meurent chaque année dans le monde, du seul fait d'une intoxication aiguë non intentionnelle aux pesticides. Les petites et moyennes exploitations agricoles et les travailleurs qu’elles embauchent ont accès à peu de ressources et de soutien pour protéger leur sécurité et leur santé au travail. Elles sont souvent éloignées des services de santé et reçoivent peu d’informations et de formation en matière de sécurité et de santé au travail. Les capacités et ressources des acteurs institutionnels dans les zones rurales pouvant jouer un rôle dans la promotion de la SST étant limitées, les travailleurs et agriculteurs sont d’autant plus vulnérables face aux risques professionnels.
Dans le contexte de chaînes de valeur récemment créées, comme celle des graines de ricin au Kenya, le projet veille à ce que la transition énergétique du pays se fasse sans compromettre la sécurité et la santé des agriculteurs et des travailleurs. Étant donné que les producteurs de graines de ricin cultivent également d’autres produits agricoles, les initiatives visant à renforcer la SST, l’accès à la protection sociale et les capacités institutionnelles locales sont conçues pour avoir un impact qui s’étend au-delà de cette filière.
Une meilleure gestion des produits chimiques pour prévenir l’exposition des travailleurs agricoles aux produits dangereux peut permettre de réduire ou d’éliminer les déchets rejetés dans l’environnement.
De façon plus générale, une meilleure gestion des produits chimiques pour prévenir l’exposition des travailleurs agricoles aux produits dangereux peut permettre de réduire ou d’éliminer les déchets rejetés dans l’environnement. Dans le monde, les travailleurs et les producteurs agricoles sont parmi ceux qui souffrent le plus des changements climatiques, notamment de l’exposition à des températures élevées et au stress thermique qui en découle. Les risques psychosociaux associés aux pertes agricoles sont souvent ignorés, bien qu’ils ont des répercussions importantes sur la santé mentale et le bien-être des agriculteurs. Identifier et prévenir les risques professionnels auxquels sont exposés les travailleurs agricoles est essentiel pour améliorer leurs conditions de travail et répondre aux défis du changement climatique sur les lieux de travail.
AE : Disposez-vous déjà d’indicateurs pour mesurer l’impact de vos interventions sur l’amélioration des conditions de travail des agriculteurs ?
LD : Nous en sommes encore au début. Cette année, nous nous sommes focalisés sur l’identification des problèmes propres à la chaîne de valeur du ricin au Kenya et la définition des interventions. Pour constituer une base de données probante permettant l’élaboration d’une stratégie efficace, nous avons commencé par évaluer les facteurs incitatifs et les contraintes liées à l’amélioration de la SST, et à l’accès à la protection sociale en santé pour les travailleurs de la filière. Cette recherche a permis d’identifier les principaux dangers et risques professionnels à chaque étape de la chaîne de valeur, ainsi que les mécanismes actuels pour les gérer.
Elle a également mis en lumière les groupes de travailleurs agricoles particulièrement vulnérables, les déterminants profonds des pratiques en matière de SST, ainsi que les besoins spécifiques de ces travailleurs en termes de protection sociale en santé. Par ailleurs, l’étude a analysé la contribution des fonctions d’appui à la SST et à la protection sociale en identifiant leurs limites, tout en recensant les initiatives et stratégies existantes influençant ces pratiques.
Les résultats de cette recherche servent à accompagner les différentes parties prenantes de la chaîne de valeur dans l’identification d’interventions publiques et privées combinées, adaptées aux besoins des bénéficiaires afin d’améliorer les résultats en matière de SST et de protection sociale de manière systématique. Ces interventions doivent tenir compte de la volonté et des capacités des parties prenantes à les mettre en œuvre.
La 2e phase du projet qui correspond à la mise en œuvre des interventions commencera en début d’année prochaine. Ce n’est qu’à la fin du projet dans une vingtaine de mois que l’on pourra en mesurer les résultats.
AE : Envisagez-vous de répliquer ce type de programme dans d’autres pays africains ?
LD : Pour répliquer ce programme et garantir des résultats durables, il est indispensable d’assurer l’engagement et l’adhésion de toutes les parties prenantes dès le début. Cela inclut les acteurs institutionnels tels que les ministères du Travail, de l’Agriculture et de la Santé, ainsi que les représentants des travailleurs et des employeurs. Il est également crucial de répondre aux besoins des groupes les plus vulnérables, dont les problématiques en matière de SST et de protection sociale doivent être traitées en priorité.
Au-delà du Kenya, nous travaillons maintenant en Côte d’Ivoire où nous venons de lancer l’étude pour connaître les contraintes et les mesures incitatives pour améliorer la sécurité et la santé des travailleurs, ainsi que leur accès à la protection sociale en santé dans la filière de l’hévéa. Nous tirerons les leçons des interventions dans les 2 pays afin d’identifier les bonnes pratiques et déterminer les conditions dans lesquelles ce modèle d’intervention peut fonctionner dans d’autres pays et/ou filières.
AE : Quels sont les principaux défis rencontrés lors de la mise en œuvre de ce type de projets en Afrique, et comment ces obstacles peuvent-ils être surmontés ?
LD : Les obstacles à l’amélioration de la SST et à l’accès à la protection sociale sont multiples. En Afrique, l’agriculture représente l’un des principaux moyens de subsistance pour la population. La dominance de l'informel et les revenus souvent très faibles et irréguliers des travailleurs agricoles les rendent particulièrement vulnérables aux multiples risques auxquels ils sont exposés. Ils n’ont pas les capacités financières pour investir dans des mesures de prévention et pour s’affilier à des systèmes de protection sociale. En cas d’accident du travail ou de problème de santé, l’accès aux soins et aux services est limité, voire inexistant.
Par ailleurs, les acteurs institutionnels qui pourraient jouer un rôle de soutien ont souvent peu de ressources et de capacités dans les zones rurales éloignées. La prévalence de carences nutritionnelles affecte aussi directement la sécurité et la santé des travailleurs, provoquant fatigue et baisse de la vigilance. Pour surmonter ces obstacles, il est nécessaire de s'attaquer à leurs causes profondes. Cela passe notamment par le financement, l’affiliation des travailleurs agricoles à des systèmes de protection sociale en santé, l’achat d’outils et d’équipements de protection personnelle adéquats, la fourniture de formations sur la sécurité et la santé au travail, ainsi qu’un accompagnement durable dans la mise en œuvre de mesures de prévention sur les lieux de travail.
La dominance de l'informel et les revenus souvent très faibles et irréguliers des travailleurs agricoles les rendent particulièrement vulnérables aux multiples risques. Ils n’ont pas les capacités d’investir dans des mesures de prévention et pour s’affilier à des systèmes de protection sociale. La prévalence de carences nutritionnelles affecte aussi la santé des travailleurs, provoquant fatigue et baisse de la vigilance.
Il est également essentiel de renforcer la capacité des acteurs institutionnels et leur coordination pour soutenir les producteurs et travailleurs dans l’amélioration de la SST et l’accès à la protection sociale. Par ailleurs, un soutien financier et technique aux agriculteurs pour identifier, éliminer ou remplacer les produits chimiques dangereux est indispensable, tout comme la formation de coopératives agricoles pour mieux structurer leurs efforts. Enfin, l’amélioration des infrastructures locales, notamment pour l’accès à l’eau potable, demeure cruciale pour soutenir durablement les communautés agricoles.
Propos recueillis par Louis-Nino Kansoun
source: agenceecofin.com