TUNISIE-Ferid Belhaj, vice-président à la BM, lors des journées annuelles du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique : « Pas de croissance économique sans institutions fortes »

  • 14 février 2023 / Actualité / 300 / Zakaria Asri


TUNISIE-Ferid Belhaj, vice-président à la BM, lors des journées annuelles du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique : « Pas de croissance économique sans institutions fortes »
Dans la crise économique actuelle, le secteur financier doit faire face, selon Ferid Belhaj, à trois grands défis: « le développement financier et sa relation avec la croissance économique, l’inclusion financière et le financement du climat »…

Lors des journées annuelles du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique, qui se sont tenues du 8 au 11 février à Tunis, le vice-président du Groupe de la Banque mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, Ferid Belhaj, a animé la conférence inaugurale portant sur le thème : « Le secteur financier et bancaire comme levier déterminant du développement ». 

« Une économie en phase de turbulences » 

En prenant la parole devant une centaine de personnes du secteur financier venant de divers pays africains, Belhaj a confirmé que la Tunisie, comme plusieurs autres pays, passe certes par une période de turbulences économiques, mais « dans cette turbulence, il faut savoir raison garder parce que dans certains temps, on se laisse emporter puis on se retrouve dans des situations où il faut serrer la vis pour ramener les choses là où elles devaient être.

On est aussi dans un système où il est très difficile de disposer des paramètres adéquats pour analyser la situation à l’heure où les horizons changent, et la boîte à outils conceptuelle, dont nous disposions  n’est plus opératoire sur plusieurs plans ». 

D’après Belhaj, dans la plupart de nos pays, le rôle de l’Etat dans l’économie est prépondérant, où il joue souvent un rôle qui ne devrait pas être le sien ; l’Etat est entrepreneur, banquier…, il est joueur et arbitre en même temps, alors qu’il doit être un Etat « régulateur » qui pousse à l’initiative privée et à l’entrepreneuriat, qui encadre les activités économiques, protège la compétition, favorise l’inclusion, notamment financière, donne de l’impulsion pour les innovations permettant la compétitivité…

Et là, le chemin est encore long dans nos pays pour une « refonte du contrat social », cet arrangement entre l’Etat et le citoyen, qui reste toujours fondé sur un billet à l’heure où il existe les moyens pour travailler sur l’ouverture de cette relation « vers un citoyen qui soit plus responsable sur le plan économique ». 

Face à cette situation, le secteur financier fait face, aujourd’hui, à trois grands défis : le développement financier et sa relation avec la croissance économique, l’inclusion financière (notamment dans les pays d’Afrique pour inclure les populations non favorisées dans le circuit économique) et le financement du climat où le secteur privé et les banques ont un rôle crucial à jouer. 

Développement financier vs croissance économique 

Il s’agit, en fait, d’un sujet qui a été évoqué et épuisé dans la littérature depuis plus d’un demi-siècle. D’après Belhaj, « la définition du concept du développement financier n’est pas statique ».

D’une manière générale, on considère qu’un système financier se développe lorsqu’il se produit une accumulation et une diversification des actifs financiers, une augmentation de la gamme des instruments financiers, une amélioration de l’efficacité de la concurrence dans le secteur financier et un accroissement de l’accès de la population aux services financiers. Et là, encore une fois, l’inclusion financière est absolument fondamentale.

Ceci d’autant plus qu’un accès plus large à des services financiers de meilleure qualité et à des coûts moins élevés favoriserait le développement des capacités productives. 

La plupart des auteurs s’accordent donc sur le fait qu’un bon fonctionnement du système financier exerce un effet favorable sur la croissance économique. Il faut dire aussi que la littérature croissante tente de soutenir qu’un excès de développement financier peut avoir un impact négatif sur la croissance et peut engendrer l’instabilité économique et financière. 

En évoquant le développement, Belhaj a commencé par un constat : « les finances publiques ne suffisent jamais à financer les besoins de développement et il est absolument nécessaire de tirer parti des ressources et de l’expertise du secteur privé pour financer les besoins massifs de développement. La plupart des pays d’Afrique ne font pas exception à cette règle. À cet égard, le développement du secteur financier est indispensable à la croissance et au développement tant économique que social ». 

Néanmoins, d’après Belhaj, le développement du système financier est intimement lié à la croissance économique. Et à ce niveau-là, la littérature économique suggère que des systèmes financiers sains et efficaces (banques, marché boursier, marché obligataire) ont une incidence positive sur la croissance économique à l’heure où les plateformes bancaires ont accès au marché. Dans la réalité, l’impact positif du développement financier s’étend au-delà du secteur financier et profite également aux secteurs non financiers et au secteur réel en améliorant le commerce, les investissements et l’inclusion.  

Le financement par l’inclusion économique et sociale 

La relation « finance et développement » peut, également, être observée du point de vue de l’inclusion, de la croissance prospective et de la croissance future. En effet, le développement financier favorise l’inclusion financière et contribue à réduire la pauvreté, accélérer la croissance économique, intensifier la concurrence et stimuler la demande en main-d’œuvre, tout en profitant à ceux qui se trouvent au bas de l’échelle de la répartition des revenus sur laquelle on apporte une attention extrêmement aiguë. 

Donc, le développement financier inclusif élargit les opportunités économiques pour des segments vulnérables et des populations à faible revenu. Pour les micro-entreprises, ainsi que les petites et moyennes entreprises, il atténue les inégalités, notamment en matière de revenu et d’opportunités d’emploi. Ainsi, le développement des marchés financiers détermine l’étendue à laquelle les particuliers et les entreprises, y compris les individus à faible revenu, peuvent emprunter et peuvent investir. Il permet aussi aux micro-entreprises et aux PME d’accéder à un capital d’investissement de roulement pour soutenir, améliorer et développer leurs activités. 

Ainsi, « le développement du secteur financier contribue à réduire la pauvreté, les inégalités, mais aussi la vulnérabilité », a fait savoir Férid Belhaj. Pour ce faire, la gestion des risques est essentielle pour les populations vulnérables, celles dont l’activité économique est souvent fortement exposée au ralentissement économique et aux catastrophes naturelles. 

En outre, l’accès au financement aide les groupes à faible revenu ainsi que les TPE et les PME à équilibrer les fluctuations des revenus, adapter leur consommation sur différentes périodes, mettre en commun et diversifier leur risque… Ici, c’est la dimension assurance qui est importante à introduire dans cette question de l’inclusion financière. Et c’est dans ce contexte qu’il est important de fournir des services financiers adaptés à ces groupes tels que la micro-finance, la micro-épargne ou la micro-assurance. 

Le changement climatique, un défi générationnel 

La question du changement climatique est un défi qui s’impose aujourd’hui. Face à cette réalité, une question de taille se pose : qu’en est-il du développement du secteur financier pour le développement durable et le développement sensible au climat ? D’après Belhaj, « l’approfondissement des marchés financiers est un élément essentiel du succès de programmes de réponse aux changements climatiques. En effet, un secteur financier résilient peut jouer un rôle clé et déterminant dans la mobilisation de financements liés au climat et à la gestion des risques. Il est aussi reconnu que le secteur financier est capable même de relever l’immense défi de mobiliser les capitaux privés pour l’action climatique ». 

A ce niveau-là, le responsable n’a pas manqué de rappeler que la Banque mondiale est en train de lancer une série de rapports pays sur l’impact du changement climatique sur le développement.

Une partie de ces rapports a traité la question de la décarbonisation. « Quand on voit ce que compte cette dimension de décarbonisation sans engagement du secteur privé et notamment du secteur financier, il ne sera pas possible de financer cette transition. A titre d’exemple, dans un rapport lancé récemment par la BM, la dimension de décarbonisation au Maroc nécessite un investissement de près de 200 milliards de dollars d’ici à 2050. En contrepartie, il y aurait une croissance économique qui serait générée à cet effort de décarbonisation d’environ 1,7% par an. Il y a, donc, énormément d’opportunités pour le secteur privé et le secteur bancaire de s’impliquer dans cette question de financement du changement climatique et d’adaptation. Et au sein de notre institution, il y a un vaste corpus de recherche qui inclut ces rapports qui ont alerté sur l’importance et sur l’impact des risques climatiques pour la stabilité de systèmes financiers. Pour le secteur financier, il y a des risques physiques climatiques liés aux effets progressifs et parfois abrupts du changement climatique sur la valeur des actifs réels et de leurs instruments financiers sous-jacents. Et là, il va falloir se positionner parce que ce sont des risques que le secteur financier est en train de courir », a-t-il précisé. 

Verdir le secteur financier 

Le vice-président du Groupe de la Banque mondiale pour la région Mena n’a pas manqué de rappeler qu’une nouvelle vague de réglementations est en cours pour verdir le secteur financier. En effet, les marchés émergents et les économies en développement doivent surfer sur la vague réglementaire pour augmenter les investissements dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. Il est donc essentiel de garantir la stabilité et l’intégrité financière face aux risques — eux aussi financiers — liés au changement climatique. 

Par ailleurs, le secteur financier peut également être mobilisé pour soutenir la résilience aux chocs bioclimatiques par le biais d’instruments tels que les mécanismes de partage de risques, l’assurance quand le risque est lié aux catastrophes, l’assurance agricole (les fonds de réserve en cas de catastrophe…).

Dans ce cadre, l’institution monétaire a développé des instruments pour faire face à ces risques. En Tunisie, par exemple, on a cet instrument qui permet d’avoir une manière d’assurance pour que le gouvernement puisse gérer de manière plus efficace les catastrophes naturelles qui ne sont pas toujours prévisibles. C’est une manière d’assurance financière par rapport aux catastrophes naturelles qui peuvent survenir. 

En ce qui concerne l’adaptation aux changements climatiques et l’atténuation de leurs effets, là aussi, il y a un travail à faire, notamment par le bais d’obligation verte. Il y a aussi le financement d’infrastructures durables, des plateformes de financement mixte…, une série de nouveaux instruments sur lesquels la BM travaille avec les différents partenaires ; il y a donc une ouverture, notamment, aux banques pour le développement de ces instruments. 

Que devrait être l’ambition de l’Afrique pour le développement du secteur financier ? Pour répondre à cette question, Belhaj a indiqué que d’abord, il est important de souligner que les pays africains ont amélioré leur économie et leur secteur financier d’une manière importante durant la dernière décennie. Bien qu’ils aient été  touchés par la pandémie liée au Covid-19, la croissance du PIB des pays africains a commencé à montrer une tendance plus proche du groupe de pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure plutôt que du groupe de pays à revenu faible.

Sur le continent noir, la croissance du PIB a été aussi proche de celle d’un grand nombre de pays de la région du Moyen-Orient. En outre, le nombre de pays africains en crise a considérablement diminué depuis les années 1990. Donc, les efforts de développement économique se sont également accompagnés d’initiatives visant à moderniser le secteur financier et à améliorer l’inclusion financière. 

L’inclusion financière s’est améliorée en Afrique 

« Pour suivre ce progrès, il faudra donc accroître la profondeur, la diversité et l’efficience financière ; un objectif important pour l’Afrique pour le développement du secteur financier, comme l’indiquent les indicateurs de développement des marchés de capitaux et d’autres secteurs financiers non bancaires dans l’ensemble du système financier… Il faudrait aussi élargir l’accès aux services financiers dans tous les secteurs de l’économie à l’heure où les indicateurs du secteur financier vers l’Afrique suggèrent une certaine stabilité de crédits et de l’épargne, ce qui montre qu’il y a un potentiel qui est encore inexploité et sur lequel il faudrait avoir un travail. D’une manière générale, l’inclusion financière s’est améliorée en Afrique, mais reste toujours inférieure à la moyenne mondiale. De plus, l’Afrique montre la plus grande amélioration des services de Mobile Money à travers le monde en enregistrant les plus grandes transactions en termes de volume et de valeur au cours de la dernière décennie. Il est important aussi de renforcer les capacités institutionnelles et réglementaires, car une croissance durable exige une réglementation et une supervision financière solides. Mais bien que l’Afrique ait échappé à l’impact direct de la crise financière mondiale, plusieurs faiblesses de systèmes financiers locaux doivent être corrigées, notamment les lacunes des cadres réglementaires et la déficience en matière de gouvernance. Dans ce contexte, les pays africains peuvent bénéficier de l’avantage de « late mover » en matière de réglementation financière et bénéficier de l’expérience d’autres régions », a expliqué Ferid Belhaj, tout en soulignant que le secteur bancaire est l’un des secteurs les plus réglementés en Afrique avec un effort pour adhérer aux standards internationaux de surveillance, aux pratiques de réglementation micro et macro-prudentielles. Par conséquent, de nombreux pays africains se sont engagés à passer de Bâle I à Bâle III, malgré leur capacité de mise en œuvre limitée. 

Sur ce dernier point, il a affirmé que la plupart des mesures prises dans le cadre de Bâle III ont une pertinence immédiate limitée pour le secteur financier africain. Dans ce contexte, une réglementation excessive peut entraver la croissance, la profondeur et le potentiel d’innovation des secteurs financiers. Par conséquent, il y a un compromis entre la réglementation, la croissance et la proportionnalité. 

L’autre considération est le coût de la réglementation et de la supervision ; les coûts d’information, d’application et de transformation doivent être soigneusement examinés afin de ne pas entraver le développement financier ou le fonctionnement de certaines parties du secteur financier. 

Les régulateurs africains sont, également, confrontés à des défis permanents en matière d’opérations transfrontières et de coordination internationale, notamment la lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme.

Les économies africaines doivent aussi veiller à ce que la réglementation financière profite également aux pauvres. Le progrès financier devrait aussi contribuer au progrès social puisque le progrès financier a un lien intrinsèque avec le progrès social. 

« Compte tenu de ces perspectives et des liens positifs qu’on revendique entre la finance et la croissance, il est important de poursuivre les politiques de développement financier. La littérature suggère que le lien entre la croissance financière et la croissance économique peut être soumis à un certain effet de seuil, ce qui signifie que l’amélioration de plusieurs paramètres économiques et institutionnelle tels que l’inflation, les fonctions institutionnelles publiques, l’ouverture commerciale…, peut renforcer le lien entre le développement financier et la croissance économique. 

Pour continuer à aller à l’avant, un travail collectif doit se faire ; du côté du gouvernement, il y a nécessité d’élaborer une stratégies et d’exercer un leadership en tant que rassembleur, facilitateur et fournisseur de biens pour promouvoir la concurrence, assurer une réglementation solide, surmonter les défaillances en matière de coordination, veiller à ce que les innovateurs du marché et les activités réussissent. Là encore, le rôle du gouvernement est un rôle d’encadrement et de régulation. L’Etat n’est pas entrepreneur, il régule l’entrepreneur », a-t-il développé. 

« Aller là où le secteur privé n’y est pas »

Du côté des partenaires de développement (notamment les bailleurs de fonds), il y a un travail de diffusion de connaissances, de meilleures pratiques internationales, de fournir un soutien de mise en œuvre, fournir des ressources dans un cadre raisonnable, aller là où le secteur privé n’est pas allé, partager les risques et encourager les innovations…Et là, c’est le travail de la société financière internationale (IFC) qui doit s’engager là où le secteur privé local ou international a encore des réticences afin d’ouvrir la voie vers ce secteur privé et faire un « de-risking ». 

« Le secteur privé doit investir dans la technologie et les services financiers numériques, explorer les opportunités du marché, innover, travailler ensemble pour réduire les comptes de transactions, développer l’infrastructure financière, les informations de crédits, les registres et puis aller vers les PPP, mais les vrais partenariats public-privé », a affirmé Belhaj. 

Pour conclure, Belhaj a assuré que le développement et la croissance comme ailleurs seront toujours tributaires d’un secteur privé régulé intelligemment pour éviter les rentes de position et les situations de position dominante. « Il faut absolument réduire ces économies de rente et ces positions dominantes qui restent malheureusement un phénomène de distorsion ». 

Aussi, il n’y a de développement et de croissance économique qu’avec des institutions fortes, pérennes et indépendantes. A titre d’exemple, sans une banque centrale indépendante, il n’y a pas de secteur financier et d’économie performants. Mais, il y a une dose importante de contestabilité dans ces deux premières conditions, celles qui permettent aux jeunes entrepreneurs et aux jeunes créateurs de lancer des projets, d’entrer sur un pied d’égalité avec ceux déjà sur place. 


source: lapresse.tn

A voir aussi